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samedi 9 janvier 2021

Sur la route de Whiskyville – Macon Blair et Joe Flood (BD)

 


Rue de Sèvres Ed. (2020)

 

Jed et Thanny sont deux hobos des années 30 US.

Deux purs produits de la Grande Dépression de 1929.

Deux vagabonds du rail, deux traine-misère, deux laissés-pour-compte de la Grande Histoire d’une nation oublieuse de ses erreurs et de la manière de les réparer.

Jed et Thanny, deux clochards « célestes » parmi tant d’autres.

Des délaissés, des marginaux sans domicile fixe, de ceux chantés par les folksingers Woody Guthrie et Pete Seeger et par nombre de bluesmen noirs ruraux, de ceux entrevus dans « Les raisins de la colère » ou dans « On achève bien les chevaux » de Horace MacCoy, de ceux décrits par Kerouac ou d’autres… Des ombres d’hommes, emportées par la tourmente sociale des années 30’s, vers une misère ambiante devenue normalité. Des marqueurs sociaux d’une époque, hélas, toujours en prise avec l’actualité, devenus arguments de contestation légitime à l’usage des vagues successives de contre-culture américaine.

Jed et Thanny : deux passagers clandestins ferroviaires, transitant de wagons de marchandises en wagons à bestiaux, de ceux sillonnant la campagne de ville à ville entre plaines et montagnes. Deux hobos à la recherche de petits boulots hypothétiques, systématiquement mal payés; deux itinérants aux aguets de combines souvent foireuses, sources régulières de conséquences mélodramatiques épiques devenues légendes orales. Deux hommes pour qui l’amitié partagée et l’entraide (cf « Des souris et des hommes ») font la différence entre l’espoir et la résignation. Le renoncement temporaire de l’un pallié par l’allant de l’autre, entre rires et larmes ; suivant l’humeur, bonheur ou dépression, au gré de ce qui, sans cesse changeant, se profile à l’horizon du jour.

Jed et Thanny , deux traine-misère poussés par la faim, pour qui une tourte chaude laissée à refroidir sur le rebord d’une fenêtre est un appel au vol pour calmer la faim qui ronge. Cette rapine inaugurera une bien grande aventure, de celles avec un grand A, un road-movie dessiné où les rencontres inattendues foisonneront, les péripéties se feront fertiles en rebondissements saugrenus, absurdes, improbables, rocambolesques, délirants, déjantés, loufoques, décalés, potaches, sans véritable souci de vraisemblance … comme fantasmés par ce qui pousse ces hommes vers l’avant : la promesse d’un eldorado mythique à eux seuls destiné, Whyskyville ; l’alcool y coule à flots et les hobos s’y font poivrots heureux.

 … la suite appartient au récit.

De l’univers des hobos on retrouve les trains, les petites gares campagnardes, la perspective fuyante des rails, les paysages traversés, les marqueurs de route du code hobo sur les arbres, les wagons à claire-voie, les vêtements de misère, les godasses éventrées, les vêtements rapiécés et déchirés, les chapeaux-claque cabossés qui baillent comme des boites de conserve ouvertes.

Large place est laissée aux onomatopées : çà explose au bout des révolvers, çà craque d’éclairs d’orage qui émiettent le dessin, çà « zzzzzzzzzzz » quand çà dort, çà « $ !?#@&!#!!?* » (dixit) de noms d’oiseaux quand c’est pas content du tout, çà « clap clap clap » à tout rompre quand çà applaudit à deux mains …

Les textes sont à l’avenants, rapides, synthétiques, concis, habiles, centrés sur l’essentiel (c’est-à-dire l’instant), bourré d’humour dicté par les circonstances …

Graphiquement, le trait est vif, heurté et rapide. Les faciès de la plupart des personnages sont rapidement stylisés, apparaissent très différentiés ; chacun d’eux est immédiatement reconnaissable, associable à un profil social type. Le mode caricature ainsi s’impose le plus souvent à les dessiner : le flic irlandais microcéphale dans son uniforme noir comme taillé dans une armoire normande ; le prédicateur efflanqué, entre alcool et eau bénite, aux longs bras décharnés dressés vers le ciel, à l’œil alternativement avenant ou exorbité par la fureur et l’hystérie ; le montreur de monstres à tronche de voyou ; le Roi des Gueux à la trogne décidée, intransigeante et inflexible ; le Vagabond Eternel au faciès poupin et béat … s’y ajoute une singulière collection de freaks de foire (cf le long métrage de Tod Browning en 1932) où chaque élément est campé dans ses caractéristiques particulières. Le dernier phylactère de la BD, précisant : « Et c’est la fin pour l’instant », pourrait augurer d’un retour vers cette faune singulière à l’égal du gestalt imaginé par Théodore Sturgeon dans « Les plus qu’humains ».

Seuls les deux héros principaux échappent au manichéisme graphique ambiant, ils sont plus complexes et difficiles à décrypter ; cela semble délibéré même si, ainsi, l’empathie envers eux peine à s’installer. Méchancetés gratuites et gentillesse naturelle, taquineries et tendresse amicale, violences et sérénité, bonheur dans l’adversité et la misère. On les voit tour à tour taquins, moqueurs, blagueurs, empathiques envers les Freaks qu’ils rencontrent ; un peu à l’image de Ribouldingue, Filochard et Croquignol, les trois pieds Nickelés d’antan qui trainaient leurs carcasses démantibulées, leurs coups foireux et leur gouaille sarcastique de phylactère en phylactère sous l’encre de Chine de Forton.

Il y a aussi du Charlie Chaplin en eux : ses jambes et ses bras sans cesse projetés dans toutes les directions, son pantalon vingt tailles au-dessus, ses godillots entrebâillés sur des entrailles de chaussettes tirebouchonnées sur les chevilles, ses bandes molletières serrées au plus près de maigres mollets. On retrouve Charlot et ses éternels croche-pattes au géant patibulaire et à l’intellect baignant dans la choucroute, cette fleur offerte à la jeune aveugle dans les « Lumières de la ville ».

« Sur la route de Whyskyville » semble un retour vers le temps béni d’un cinéma à la Charlot ou à la Keaton, saccadé et vif, plus soucieux de ses gags que de sa vraisemblance, l’important étant dans le rire de celui qui regarde. J’ai cherché hors vignettes, dans les étroites marges blanches, la silhouette improbable de la caméra à manivelle montée sur trépied, celle du réalisateur sur le siège en toile marqué à son nom, celle du mégaphone à portée de bouche, tant la BD s’inscrit dans un processus cinématographique où le maitre mot est rapidité et burlesque de circonstances.

Les deux héros sont toujours heureux, rarement dépressifs, toujours enclins à côtoyer la surprise au-delà du prochain tournant, peu soucieux du bordel laissé dans leur sillage, près aux coups de poing quand les visages sont à portée de phalanges, aux lampées d’alambics et à la chourave opportuniste.

Les deux compagnons de route, et ce n’est pas dit dans le récit, pourraient bien être aussi deux de ces okies (originaires de l’Oklahoma) qui poussés, durant les années 30, par le dust bowl, prenaient le chemin utopique de la Californie fruitière. Ce qui, pour conclure mon propos et l’illustrer graphiquement, me permet de mettre en avant la pochette si parlante d’un album de JJ Cale et, musicalement, l’instrumental qui va avec

Merci à Babelio, à Masse Critique, aux deux auteurs et Rue de Sèvres Editeur.

« J’m a poor lonesome hobo, and a long way from home »


 


2 commentaires:

  1. Merci pour cette belle chronique, Avin !

    La Grande Dépression, les hobos, sont des sujets qui m'intéressement même si au fond je n'en ai qu'une connaissance sommaire.

    Mes références en la matière, pour ne pas changer, sont essentiellement cinématographiques ; mais je vois que toi aussi évoques le grand écran, citant Ford, Pollack, Browning, Chaplin et Keaton...

    Aux films déjà mentionnés, j'ajouterais L'Empereur du Nord de Robert Aldrich et En route de la gloire (ce dernier sur Woody Guthrie, je ne l'ai pas encore vu) d'Hal Ashby.

    Ce thème me fait aussi penser à Lucius Shepard, à son livre Two trains running :
    http://www.isfdb.org/wiki/images/c/ce/TWTRNSRNNN2004.jpg
    , que je serais curieux de lire pour son article sur les hobos, fruit d'une enquête de terrain.

    Enfin, j'ai été étonné de voir le nom de Macon Blair sur cette BD.
    C'est que je connaissais son nom en tant qu'acteur (il a aussi tâté de l'écriture, comme scénariste).
    Son interprétation dans Blue ruin, où il joue un vagabond en proie aux démons de la vengeance, avait été très remarquée : https://www.youtube.com/watch?v=E-GagkzBb0A

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    1. Le sujet me semble porteur. Mon intérêt pour le sujet n'est souvent que ponctuel au gré des livres qui me tombent sous la main. Mes connaissances sont fragiles (j'ai appris par la BD l'existence du code hobo). Le goût m'est venu via la rock culture des la fin des 60's qui en a fait récurrences via les folk-singers, les dessinateurs BD (Crumb), les romans et biographies, le cinéma....

      Entrevoir une image type, par exemple celle du LP de JJ Cale, permet d'évoquer un pays, une époque, une situation, des hommes, des livres, des films (je ne connais ni "L'empereur du nord" ni "En route vers la gloire"), une dénonciation des causes et des conséquences de la misère. A chaque fois des images en noir et blanc naissent, le passage du muet au parlant, la poussière de Ford, les pas de danse sur les planches...

      Et puis, au BEPC (ou au Bac) je me souviens être tombé en oral d'histoire sur le New Deal. On avait un prof qui rendait incroyablement vivants et attrayants ses cours. Cà avait matché, j'avais fait l'impasse mais l'empreinte du cours était restée, il m'avait suffit des mêmes mots, des mêmes mots, des mêmes intentions.

      Shepard >>>> Il s'est présenté, si je ne me souviens bien, comme un grand itinérant (surtout l'Amérique Centrale). Un vrai. Pas de la race de ceux qui se sont crées un passé factice de voyageurs. Ce qu'il peut écrire sur les hobos ne peut donc être qu'intéressant.

      Macon Blair >>>>>> https://fr.web.img2.acsta.net/r_1920_1080/pictures/14/10/31/17/32/365009.jpg

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